MATIERE A REFLEXION
XVIII
Je ne porte aucun jugement, je constate seulement qu’il y a eu, au cours de l’histoire musulmane, une longue pratique de la coexistence et de la tolérance. En m’empressant d’ajouter que la tolérance ne me suffit pas. Je n’ai pas envie d’être toléré, j’exige que l’on me considère comme un citoyen à part entière quelles que soient mes croyances. Que je sois chrétien ou juif dans un pays à majorité musulmane, ou musulman au milieu des chrétiens et des juifs. Et aussi lorsque je ne me réclame d’aucune religion. ( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf )
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… Pourquoi l’évolution a-t-elle été si positive en Occident, et si décevante dans le monde musulman ? Oui, je précise et j’insiste : pourquoi l’Occident chrétien, qui a une longue tradition d’intolérance, qui a toujours eu du mal à coexister avec « l’Autre »,
a-t-il su produire des sociétés respectueuses de la liberté d’expression, alors que le monde musulman, qui a longtemps pratiqué la coexistence, apparaît désormais comme une citadelle du fanatisme ?
( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf )
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… Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire. Mais il me semble que l’on exagère trop souvent l’influence des religions sur les peuples, tandis qu’on néglige, à l’inverse, l’influence des peuples sure les religions.
( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf ).
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… Dans le monde musulman aussi, la société a constamment produit une religion à son image. Qui n’était jamais la même, d’ailleurs, d’une époque à l’autre, ni d’un pays à l’autre. Du temps où les Arabes triomphant, du temps où ils avaient le sentiment que le monde était à eux, ils interprétaient leur foi dans un esprit de tolérance et d’ouverture. Ils s’engagèrent par exemple dans une vaste entreprise de traduction de l’héritage grec, ainsi qu’iranien et indien, ce qui permit un essor de la science et de la philosophie ; au début, on se contenta d’imiter, de copier, puis on osa innover, en astronomie, en agronomie, en chimie, en médecine, en mathématiques. Et aussi dans la vie quotidienne, dans l’art de manger, de s’habiller, de se coiffer, ou de chanter ; il y avait même des « gourous » de la mode, dont le plus célèbre reste Ziryab.
( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf ).
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…L’historien britannique Arnold Toynbee expliquait, dans un texte publié en 1973, que le parcours de l’humanité s’était déroulé en trois étapes successives.
Au cours de la première, qui correspond à la préhistoire,…..
Au cours de la deuxième période, le développement des connaissances se fit bien plus rapide que leur propagation, si bien que les sociétés humaines devinrent de plus en plus différenciées, dans tous les domaines. Cela dura plusieurs millénaires, qui correspondent à ce que nous appelons l’Histoire.
Puis, tout récemment, une troisième période a commencé, la nôtre, au cours de laquelle les connaissances progressent, certes, de plus en plus vite, mais la propagation des connaissances va bien plus vite encore, si bien que les sociétés humaines vont se retrouver de moins en moins différenciées.
( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf )..
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… En extrapolant légèrement à partir de l’hypothèse de Toynbee, on pourrait dire que tout ce que les sociétés humaines ont forgé au cours des siècles pour marquer leurs différences, pour tracer des frontières entre elles-mêmes et les autres, va être soumis à des pressions visant justement à réduire ces différences, et à effacer ces frontières.
Cette métamorphose sans précédent, qui se déroule devant nos yeux par d’innombrables bourdonnements, par d’innombrables éclairs, et qui s’accélère encore, ne se fait pas sans heurts….
( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf ).
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… Ce que je viens d’exprimer peut être observé à l’œil nu. Il ne fait pas de doute que la mondialisation accélérée provoque, en réaction, un renforcement du besoin d’identité. Et aussi, en raison de l’angoisse existentielle qui accompagne des changements aussi brusques, un renforcement du besoin de spiritualité. Or, seule l’appartenance religieuse apporte, ou du moins cherche à apporter, une réponse à ces deux besoins. ( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf ).
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…Je ne rêve pas d’un monde où la religion n’aurait plus de place, mais d’un monde où le besoin de spiritualité serait dissocié du besoin d’appartenance. D’un monde où l’homme, tout en demeurant attaché à des croyances, à un culte, à des valeurs morales éventuellement inspirées d’un Livre saint, ne ressentirait plus le besoin de s’enrôler dans la cohorte de ses coreligionnaires. D’un monde où la religion ne servirait plus de ciment à des ethnies en guerre. Séparer l’Eglise de l’Etat ne suffit plus ; tout aussi important serait de séparer le religieux de l’identitaire. Et, justement, si l’on veut éviter que cet amalgame ne continue à alimenter fanatisme, terreur et guerres ethniques, il faudrait pouvoir satisfaire d’une autre manière le besoin d’identité.( Les identités meurtrières de : Amin Maalouf ).